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SONANCES
Vol. 7, No. 2, Printemps 1988

Un troisième disque Sorabji par Michael Habermann

Par Marc-André Roberge

Kaikhosru Shapurji Sorabji -- Prelude, Interlude and Fugue; Valse Fantaisie: Hommage à Johann Strauss; St. Bertrand de Comminges: "He Was Laughing in the Tower". Michael Habermann (piano). Musicmasters MMD 60118W (stéréo, disque compact, NNN).

L'un des plus grands compositeurs du XXe siècle et en mème temps l'un des plus méconnus est sûrement Kaikhosru Shapurji Sorabji. Ce compositeur parsi, né en 1892 et actif en Angleterre, qui s'est aussi fait connaître comme un critique musical vitriolique, est l'auteur d'un nombre impressionnat d'oevres d'une longueur et d'une difficulté technique qui dépassent tout ce que l'on connaît, dont la plupart sont encore inédites1. Une autre raison pour laquelle ses oeuvres sont très peu connues est qu'il a refusé toute exécution à partir de 1936, préférent cette situation à des interprétations insatisfaisantes. Sauf exception, il n'a pas été possible d'avoir une idée de la façon dont la musique de Sorabji pouvait sonner avant le 7 décembre 1976, lorsque le pianiste Yonty Solomon, qui s'était vu accorder la bénédiction du compositeur, a joué quatre oeuvres courtes dans le cadre d'un récital historique donné au Wigmore Hall, à Londres.

Depuis cette date, quelques interprètes à qui Sorabji a aussi donné son nihil obstat ont permis aux auditeurs interessés de découvrir ses oeuvres au compte-gouttes. L'événement le plus important a évidemment été la première exécution depuis plus de 50 ans (Utrecht, 11 juin 1982), par Geoffrey Douglas Madge, de l'oeuvre à laquelle le nom du compositeur est surtout lié (et aussi la seule oeuvre de très grandes dimensions à avoir été publiée): l'Opus clavicembalisticum pour piano, qui se compose de 248 pages écrites sur des systèmes de trois, de quatre et mème de cinq portées, et dont l'exécution demande tout près de quatre heures. Un an et demi plus tard, un enregistrement de ce récital historique a d'alleurs été mis sur le marché2

Celui qui a, jusqu'à ce jour, le plus souvent joué des oeuvres de Sorabji est Michael Habermann (né en 1950), pianiste américain qui possède une maîtrise en composition de la Long Island University et un doctorat en interprétation du Peabody Institute de la Johns Hopkins University (Baltimore)3. Habermann a enregistré trois disques consacrés à des oeuvres courtes (soit de moins de 30 minutes) de Sorabji. Le premier, paru en 1980, comprend In the Hothouse (1918), la Fantaisie espagnole (1919), la Toccata (1920), le Pastiche sur la habanera de "Carmen" de Bizet (1922), les deux sections initiales de l'Opus clavicembalisticum (1929-30), intitulées "Introito" et "Preludio-Corale", et Fragment (1937). Le second, qui date de 1982, regroupe le Pastiche sur le chant du marchand hindou de "Sadko" de Rimski-Korsakov (1922), le Pastiche sur la "Valse minute" de Chopin (1922), Le Jardin parfumé (1923) et Nocturne: Jami (1928). Le troisième, dont le contenu est donné plus haut, est en fait un enregistrement d'un récital donné le 19 novembre 1984 à Rocky River (Ohio); il a été mis sur le marché en 19874. Des trois oeuvres enregistrées, deux ont été publiées au cours des années 205.

Il semble à propos de donner quelques repères au sujet des oeuvres, étant donné que les notes de présentation sont malheureusement muettes à ce sujet6. La première en date est Prelude, Interlude and Fugue (1920). Le prélude, malgré sa simplicité d'ecriture apparente, est une oeuvre extrêmement difficile à jouer. Il s'agit d'un mouvement perpétuel pour les deux mains consistant en 456 groupes de quatre doubles croches joouées dans un tempo extrêmement rapide. La difficulté résulte du fait qu'il s'agit du début à la fin d'un contrepoint atonal couvrant toute l'étendue du clavier; les deux parties ne sont jamais semblables et le compositeur varie à chaque fois la configuration d'intervalles des groupes de quatre notes, de sorte qu'il est absolument impossible d'avoir quelque point de repère que ce soit. Sorabji fait suivre ces deux minutes et demie de mitraillage en rhythme moteur d'un interlude très lent écrit dans un style que l'on retrouve fréquemment chez lui et qu'il appelle 'nocturne', soit une oeuvre caractérisée par des harmonies voluptueuses, un niveau dynamique très réduit, des phrases sinueuses et asymétriques, entourées de figurations décoratives très complexes. (L'idée d'une promenade danse une forêt tropicale ou une serrre vient facilement à l'esprit en écoutant ces oeuvres.) La Symphonie no 3, op. 27 (Le Chant de la nuit), de Karol Szymanowski, compositeur qu'admire beaucoup Sorabji, peut donner une bonne idée de ce style retenu pour Le Jardin parfumé et Nocturne: Jami, de même que pour Gulistan (1940)7. La fugue, quant à elle, est basée sur un thème qui utilise les 12 sons sans pour autant être dodécaphonique., Elle rappelle les oeuvres du même genre de Max Reger (un autre compositeur cher à Sorabji) non seulement par l'allure du thème mais aussi par sa texture, qui s'épaissit au fur et à mesure que la fin approche et par les énoncés massifs du thème en octaves et en accords au cours des dernières pages8.

La deuxième oeuvre, c'est-à-dire la Valse Fantaisie, date de 1925. Écrite entièrement sur trois portéees, on dirait qu'il s'aigt, comme dans la Valse de Ravel, d'une oeuvre dans laquelle "des nuées tourbillonantes laissent entrevoir par éclaircies des couples de valseurs". Il est facile de sentire des assises tonales même si une multitude de dissonances, de notes ajoutées, viennent recouvrir la pièce d'une espèce de voile. Une autre caractéristique de l'oeuvre est l'utilisation très fréquente d'accords couvrant plus d'une octave et quui peuvent difficillement être plaqués, ce qui contribue à alléger considérablement la texture, laquelle devient très souples et aérienne. On a souvent l'impression d'entendre ce qu'auraient pu être les remarquables Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Johann Strauss de Leopold Godowsky (de Künstlerleben en particulier) si celui-ci avait écrit dans un style appartenant vraiment au XXe siècle.

La troisième et dernière pièce, St Bertrand de Comminges: "He Was Laughing in the Tower" (1941), qui a été créée le 22 novembre 1977 par Yonty Solomon, est basée sur une histoire de fantômes de l'antiquaire et auteur anglais M. R. (Montague Rhodes) James (1862-1936)9. L'histoire, intitulée "Canon Alberic's Scrap-Book", se passe à Saint-Bertrand-de-Comminges, village situé dans le département de la Haute-Garonne, près de Toulouse, et dont la cathédrale renferme le tombeau de saint Bertrand, évêque de Comminges mort en 1123. Dennistoun, un Anglais venu sur les lieux pour faire des photographies de l'église, y achète du sacristain à l'allure étrange, pour une somme modeste, un précieux livre ayant appartenu à Alberic de Mauléon, qui avait été chanoine de Comminges à la fin du XVIIe siècles. Il y trouve un dessin exécuté par le chanoine montrant Salomon en présence d'un démon de la nuit, dont l'apparence est si hideuse qu'il en est très marqué. De retour à l'auberge où il loge, pendant qu'il observe son trésor, Dennistoun voit apparaître dans sa chambre la figure en question et s'évanouit. Le jour de son départ, Dennistoun décide de détruire le dessin du chanoine non sans l'avoir auparavant photographié10.

Contrairement aux deux oeuvres précédentes, cell-ci est encore inédite, ce qui en rend la description plus difficile. L'auditeur ne manquera cependant pas d'étre frappé par des citations du Dies irae (à 3'07" et à 15'28"), thème que Sorabji a exploité d'une façon beaucoup plus intensive dans les [64] Variazioni e fuga triplica sopra "Dies irae" per pianoforte (1923-26), qui couvrent 201 pages dédiées "à la très sainte mémoire du génie transcendant, du maître surhumain et divin Busoni, avec l'humilité, la fidélite et la dévotion très grandes de l'auteur", de même que dans la Sequentia cycllica super "Dies irae" ex Missa pro defunctis (1949), oeuvre pour piano faisant 335 pages et contenant entre autres une passacaille avec 100 variations et une fugue à 5 sujets.

Comme il l'a montré dans ses deux enregistrements précédents, Habermann possède la virtuosité requise pour maîtriser des oeuvres d'une pareille difficulté. On ne peut qu'admirer par exemple la clarté avec laquelle ressortent les thèmes dans la fugue. Il ne faut pas oublier que les interprètes des oeuvres de Sorabji, qu'il s'agisse, pour ne nommer que les plus connus, de Habermann, de Madge, d'Ogdon ou de Solomon, s'attaquent à des oeuvres qui, du point de vue technique, laissent très loin derrière elles les gros canons du répertoire comme Gaspard de la nuit, les Trois scènes de "Pétrouchka" ou les Vingt regards sur l'Enfant Jésus et qui ne jouissent pas de la tradition qu'ont derrière eux ceux qui interprètent le répertoire traditionnel. Ils doivent créer exu-mêmes cette tradition, ce qui rend leur contribution d'autant plus remarquable.

On doit espérer en terminant que Habermann ne fera pas attendre pendant encore cinq ans ceux qui veulent poursuivre leu découverte des oeuvres de ce compositeur aussi grand qu'unique en son genre. Plus près de nous, on peut facilement imaginer que Marc-André Hamelin, qui possède les moyens techniques, l'énergie et la détermination nécessaires pour jouer Sorabji -- et qui d'ailleurs s'interésse au compositeur depuis plusieurs années -- décidera un jour de se joindre aux interprètes mentionnés plu haut. Il serait très intéressant que les interprètes qui ont déjà joué du Sorabji en public puiussent enregistrer les oeuvres qu'ils on travaillées, ce qui permettrait de connaître au moins les oeuvres publiées qui ne sont pas encores accessibles sur disque, de même que quelques autres. Il serait surtout important que l'on puisse entendre des oeuvres pour des instruments autres que le piano. Parmi les oeuvres inédites mais qui, à la lecture des manuscrits, semblent non seulement très belles mais jouables, on peut retenire les titres suivants: Chaleur pour orchestre (1916?)11, la transcription de concert pour piano de la Rapsodie espagnole de Ravel (1945), la transcription de concert pour piano de la scène finale de Salome de Strauss (1947).

Notes

(1) Pour plus de détails, voir mon article "Kaikhosru Shapurji Sorabji, compositeur sui generis", SONANCES, II, 3 (avril 1983), pp. 17-21. Le second livre des essais de Sorabji, publié à l'origine en 1947, a été récemment réédité avec une introduction de Donald Garvelmann: Mi contra fa: The Immoralisings of a Machiavellian Musician (Londres: Porcupine Press, 1947; réimpression, New York: Da Capo Press, 1986).

(2) Il s'agit d'un coffret de quatre disques (Royal Conservatory Series RCS 4-800) produit par la firme Keytone Records B.V., Case postale 324, 2501 CHL La Haye, Hollande. Pour un compte rendu de l'interprétation qu'en a donnée Madge â Montréal le 9 novembre 1984, voir mon article "Geoffrey Douglas Madge, pianista admirabilis, et l'Opus clavicembalisticum de Sorabji à Montréal", SONANCES, IV, 2 (janvier 1985), pp. 27-29. Pour une analyse récente, voir Marjorie Maulsby Benson, "The Opus clavicembalisticum by Kaikhosru Shapurji Sorabji: An Analysis, with References to Its Model, the Fantasia contrappuntistica, by Ferruccio Busoni" (thèse de doctorat en musique (interprétation), American Conservatory, 1986).

(3) Habermann a complété en 1985 une thèse intitulée "A Style Analysis of the Nocturnes for Solo Piano by Kaikhosru Shapurji Sorabji, with Special Emphasis on Le Jardin parfumé". Pour une courte présentation, voir la rlubrique "Nouvelles brèves", SONANCES, V, 3 (avril 1986), p. 27.

(4) Le premier enregistrement porte les numéros Musical Heritage Society MHS 4271L ou Musicmasters 20015 (disque), MHC 6271M (cassette); le second porte les numéros Musical Heritage Society MHS 4811L ou Musicmasters 20019 (disque), MHC 9530K et Musicmasters 40118Y (cassette). On peut se procurer ces enregistrements en s'adressant à la Musical Heritage Society, 1710 Highway 35, Ocean, NJ 07712; le numéro de téléphone est (201) 531-7000.

(5) Les oeuvres publiées de Sorabji étaient distribuées par l'Oxford University Press (Londres). Il semble que les stocks se soient rapidement épuisés après qu'eut commencé la renaissance du compositeur. Il est intérresant de signaler que la Bardic Edition (Aylesbury) a publié en 1987 une performing edition réalisée par le compositeur écossais Ronald Stevenson, un ami de Sorabji, d'une oeuvre courte, la Fantasiettina sul nome illustre dell'egregio poeta Hugh MacDiarmid ossia Christopher Grieve (1961). On peut se procurer la partition en s'adressant à Roberton Publications, The Windmill, Wendover, Aylesbury, Bucks, Angleterre, HP22 6JJ.

(6) Elles sont tirées d'un article de présentation publié par Habermann, "Soundpage and Score: The Exotic Piano Masterpieces of Kaikhosru Shapurji Sorabji", Keyboard (avril 1986), pp. 56-60, 62.

(7) Du point de vue pianistique et coloristique, cette dernière pièce, qui dure une vingtaine de minutes et dont le titre (qui veut dire "La Rosearie" est celui d'une oeuvre du grande poète persan Saadi, est à mon avis l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de tout le répertoire. Elle a été créée le 22 novembre 1977 par 1977 par Yonty Solomon au Wigmore Hall.

(8) On peut trouver une reproduction de quelques mesures du prélude et de la fugue dans Arthur G. Browne, "The Music of Kaikhosru Sorabji", Music and Letters, XI, 1 (janvier 1930), pp. 6-16; 12-13.

(9) Au sujet de James, voir l'articles qui lui est consacré dans Twentieth Century Authors: A Biographical Dictionary of Modern Literature, édité par Stanley J. Kunitz et Howard Haycraft (New York: The H. W. Wilson Company, 1942), pp. 715-16.

(10) L'histoire, qui date de 1894, a été publiée à l'origine dans The National Review (Londres), XXV, 145 (mars 1895): 132-41; elle figure dans The Collected Ghost Stories of M. R. James (Londres: Edward Arnold; New York; Longmans, Green, 1931), pp. 1-19. La seule référence au titre de la pièce de Sorabji est le passage suivant: "Once, Dennistoun said to me, I could have sworn I heard a thin metallic voice laughing high up in the tower." (p. 4).

(11) Dans sa préface, Sorabji écrit: "The air is heavy with the narcotic perfume of rare exotics and this languid voluptuous ecstasy of tropical heat pervades all things."


Copyright ©1988 by Marc-André Roberge, all rights reserved.
Reprinted by permission of the publisher